
Diane Guyot de Saint Michel

Hélène Audiffren
Entretien
de Diane Guyot de Saint Michel
avec Hélène Audiffren, commissaire de l’exposition
HA : A l’occasion de ces Heureuses Coïncidences au Domaine de Lézigno, tu présentes une exposition intitulée Traduire. La traduction est le processus de transposer un texte d’une langue à une autre, visant à transmettre fidèlement le message tout en préservant le sens, le ton et, parfois, la culture d’origine. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette idée de traduction depuis ta position d’artiste ?
DGSM : Une première chose très simple : la personne qui traduit un texte doit le faire dans sa langue maternelle et pas l’inverse. Par la mère, il est tout de suite question du corps et de la façon dont il s’est constitué. En d’autres termes : de quoi on est fait.
Il y a quelques années, j’étais dans les jardins du Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence lors de ma résidence au centre d’art du 3BisF. On discutait avec … un patient ? un usager ? Les mots sont terribles, tu vois ! Donc je discutais avec un bonhomme et il me disait, tout en tapant sur son thorax avec son index : « là-dedans, le traducteur, c’est le neurotransmetteur ».
Je passe de l’expérience enfantine et constitutive à celle de l’intériorité et nos outils à disposition pour percevoir. Ce passage, c’est ta bouche. C’était aussi le titre de mon exposition monographique à la Halles des Bouchers à Vienne : Ta bouche.
Évidemment je triche un peu, parce que la bouche, la langue, le déplacement de l’air et le rythme des mots, tout ça c’est l’oralité. Et le mot juste n’est pas traduire mais interpréter. Et moi je travaille sur ce glissement-là, quand le langage parlé devient écrit.
Traduire nous renvoie aussi évidemment à l’expression « traduire en justice » qui interroge les conditions de toute traduction et la possibilité d’arriver grâce à une action collective, à l’écriture d’un nouveau récit. Je présente ici pour la première fois à Lézigno un ensemble de dessins que j’ai réalisé dans la salle d’audience des procès hors normes du Tribunal Judiciaire de Marseille. C’est le procès dit des effondrements des immeubles de la rue d’Aubagne. Comme celui qui découvre une grotte en devient l’inventeur, ici on ne trouve pas mais on invente, donc on crée une vérité nouvelle. Et moi, quand je dessine les avocats, je représente des représentants et je traduis l’interprète en dessin sur papier.
HA : Ton travail prend des formes très diverses. Même si la pratique du dessin semble être une constante, tu conçois des installations, réalises des peintures, des livres, des bannières… Pourrais-tu me dire comment les choix s’opèrent ?
DGSM : Tout commence par l’observation d’un espace et des groupes qui l’habitent. Mes oeuvres, disons les premières intuitions, naissent dans l’espace public et je tiens à ce qu’elles y retournent et s’y frottent (pour ne pas dire confrontent). D’où les bannières, les livres qui sont des procédés efficaces pour se déployer en grand, que ce soit à l’horizontale ou à la verticale. Là tu as les grandes lignes, puis je mène l’enquête.
Je m’accroche à l’existant pour faire de lui mon socle. C’est très net dans le projet que j’ai réalisé à l’Hôpital Européen. Petite digression : un tribunal, un hôpital, des salles de classe, j’affectionne ces lieux parce qu’ils sont normés par des lois, des protocoles, des règlements et que quand on pousse certaines de ces logiques, on voit souvent surgir la folie du monde. Notre pensée la refoule du mieux qu’elle peut mais l’institution est souvent le symptôme de nos délires.
En creux, au quotidien, il y a des réponses formidables, baignées d’humour et qui permettent de supporter l’ensemble. Tu restes un peu trop à l’hôpital tu te crois dans un Lewis Carroll, fabuleux maître de la logique et de l’absurde. Quand je me demande « qu’est-ce que ça serait une oeuvre dans un hôpital ? », il y a tout ça.
Alors j’y vais et je regarde. Je vois bien qu’au mur rien ne tient. Si tu veux une forme pérenne elle s’effondre, car tout ici est mouvement permanent.
C’est là que j’imagine investir les blouses du personnel. L’oeuvre ne sera pas imposée dans les chambres, ni abandonnée dans les couloirs, mais se promènera au gré des soins et sera portée par le personnel. Et les patients étaient ravis de pouvoir exprimer leur avis esthétique sur les professionnels de santé !
HA : J’ai l’impression que tu dessines pour écouter / voir. Dans cette exposition présentée au Domaine de Lézigno, tu présentes plusieurs projets. Un tribunal, un hôpital, un livre réalisé avec des enfants, ces rencontres sont-elles fortuites ou intentionnelles ? De quel rôle investis-tu ces expériences de l’altérité ?
DGSM : Le dessin c’est mon alibi, ma mémoire, mon ticket d’entrée et, parfois même, mon oeuvre ! Une amie m’a dit un jour : ton dessin c’est ton cheval. C’est exactement ça. Il peut se déplacer à des allures différentes, il est bien vivant et je dois prendre soin de lui de façon quotidienne. Et quoi que je fasse il me porte toujours quelque part.
Le livre dont tu parles, titré Mon premier coloriage conceptuel, est au départ une façon amusée d’allier l’esthétique conceptuelle avec un objet des plus populaires qu’est le coloriage. Un grand écart artistique. Le coloriage c’est aussi un objet éditorial qui regorge dans la moindre maison de la presse et dont le public cible est l’enfant. Moi, cette histoire de cible et d’enfant évidemment je n’aime pas trop ça. Alors je décide de proposer aux enfants justement de devenir acteurs dans la conception de l’ouvrage et d’endosser le rôle de traducteurs. Donc j’ai commencé à chercher autour de moi des enfants bilingues et qui, souvent, sont déjà traducteurs ou interprètes pour leurs parents. Je suis tombée sur des langues, mais aussi des mix de langues, des dialectes, des transcriptions phonétiques…
L’altérité c’est la possibilité d’avoir des surprises et surtout d’être déjouée de sa route.
HA : Ton oeuvre, entre poétique et politique, avec humour parfois, gravité aussi, porte une attention à des territoires, des personnes souvent invisibilisées. Dans le prolongement de cette idée de traduire, est-il question de porter des voix ?
DGSM : Quand tu t’attaches à représenter l’humain, tu es obligée de te poser la question de ceux qui ne le sont pas (représentés bien sûr). Comment choisir mon modèle ? Est-ce que je peux seulement me rendre où il se trouve ? Le fait d’arriver à ouvrir la porte de lieux fermés et de s’y faire une place et même une légitimité devient une condition pour pouvoir travailler.
Je dessine les personnes dans leurs activités quotidiennes, ce qui implique d’être là et maintenant, de lier à l’expérience du dessin celle d’un monde en mouvement et de vivre ce mouvement. Tout joue : la scène qui se déroule, le fait de dessiner, la possibilité pour le modèle de se voir. Les corps sont toujours en jeux. Le corps qu’on palpe, qu’on manipule, celui menotté ou encore du disparu et auquel on donne la parole.
Je note ce qui est dit. Tu as déjà plein de niveau de langage suivant qui parle, où, et à qui, mais surtout tu peux capter ce qui est dit en marge. Edgar Allan Poe a composé un recueil intitulé Marginalia où il écrit que « La plus grande partie de la vérité est émise de façon impulsive, aussi, la plus grande partie de la vérité est parlée et non écrite ». Cette polyphonie amène des incompréhensions et des coquilles verbales pas seulement poétiques mais qui tombent parfois en plein dans le mille.
Je pense avec mes oreilles et mes yeux, mon crayon à la main. Ma façon d’être au monde est donc à la fois par le regard et le toucher. C’est de cette façon que j’essaie d’attraper le charme d’instants furtifs car, dans ces lieux à l’abri des regards, ça regorge de pépites, d’inventions et d’humour.